Rencontre avec Jean-Baptiste Kempf, président de VideoLan (éditeur de VLC) et ex-CTO de Shadow

Jean-Baptiste Kempf, Président de VideoLAN

En 2009, Jean-Baptiste Kempf a fondé l’association VideoLAN, l’éditeur du logiciel Open Source VLC, l’un des programmes les plus téléchargés au monde.

Ex-CTO de Shadow, Président et Développeur en chef de VLC chez VideoLAN depuis 2006, Jean-Baptiste Kempf a accepté de revenir sur son histoire et celui du projet VideoLAN dans le Journal du Manager.

Pouvez-vous nous présenter les grandes étapes de votre parcours professionnel ?

Mon amour pour les ordinateurs commence en sixième, grâce à un professeur de mathématiques ; époque des 386 et 486, sur des écrans bicolores. Plus tard, lorsqu’il a fallu choisir mes études, je suis allé à l’École Centrale Paris parce que l’école avait la réputation d’avoir un bon club informatique.

En 2003, j’intègre donc Centrale. Je deviens vice-président du réseau et j’entre dans le projet VideoLAN. Je m’occupe uniquement de la diffusion de vidéos sur le réseau. Ce n’est qu’en 2006, vers la fin de mes études, que je commence à contribuer au code de VLC. Il m’a fallu apprendre à bien coder pour pouvoir matcher le besoin de VLC. En peu de temps, ce travail devient mon quotidien. J’y passe des jours, des nuits, des week-ends, même mes vacances… On ne va pas se mentir, un logiciel comme celui-là demande énormément de travail. Une seule personne ne suffirait pas pour le concevoir, c’est en réalité le travail cumulé de plusieurs centaines de personnes au fil des années.

Comment le projet VideoLAN est-il né ?

L’histoire se déroule à l’École Centrale Paris, sur le campus de Châtenay-Malabry, qui est principalement géré par les étudiants. En effet, l’association des anciens élèves est propriétaire du terrain du campus. Par conséquent, les étudiants administrent tout ce qui s’y passe, même le réseau. À l’origine, ce sont des étudiants en informatique qui, en 1995, voulaient jouer en réseau avec une meilleure latence. À cette époque, le campus bénéficiait d’un réseau TokenRing, mis en place par IBM dans les années 80.

Cependant, le renouvellement du réseau coûte une fortune. Les étudiants se sont alors tournés vers l’École qui les renvoya vers ses partenaires et des entreprises extérieures. Les étudiants sont donc partis à la rencontre de Bouygues (qui a construit le bâtiment du campus). Ce dernier leur annonce que « Le futur de la télévision, c’est le satellite » et, à son tour, les envoie chez TF1 parce que la chaîne commençait la télévision par satellite. C’est ainsi qu’ils obtiennent un accord avec TF1 : un nouveau réseau pour leur campus contre un projet de diffusion de vidéo en réseau. Ce marché ne nécessitait pas l’achat d’un décodeur et d’une antenne satellite pour chaque étudiant. Dix ans avant YouTube, être capable de réaliser un déchiffrage vidéo plus grand qu’un timbre-poste sur un ordinateur normal était quasiment de la science-fiction. Mais les élèves voulaient vraiment une meilleure latence.

En 1997, ils obtiennent une démo de 30 secondes sur un super ordinateur de 64 Mo de RAM. Le projet s’appelait Network 2000. Et puis, un an plus tard, de nouveaux étudiants se disent que ce projet de diffusion de vidéo pourrait intéresser d’autres personnes. C’est une époque où le logiciel libre était à la mode. Les étudiants décident alors de concevoir un programme pour l’École qui sera Open Source. En somme, VLC est une partie du projet VideoLAN, qui est la continuité du projet Network 2000 : la conséquence du réseau étudiant du campus de Centrale Paris. Il n’y a donc pas de « créateur » de VLC.

En 2001, l’École Centrale autorise l’ensemble des projets liés à VideoLAN à devenir Open Source, y compris le client, VideoLan Client (VLC). À partir de là, des contributeurs extérieurs se sont manifestés, notamment un Hollandais (Derk-Jan Hartmann alias TheDJ) et un Français (Gildas Bazin alias Gibalou) qui vit à Londres.

Jusqu’en 2006, le projet était repris chaque année par des étudiants avec le concours de développeur externe à l’École. Mais passée cette période, le logiciel devenait trop compliqué. Le modèle avait besoin de changement et les étudiants avaient moins de temps pour maintenir correctement le projet.

En 2008, je suis parti un an à San Francisco pour travailler au consulat de France. Cette année-là, j’ai rencontré énormément de startups et de personnes dans la Tech, ce qui m’a convaincu qu’il fallait vraiment faire quelque chose de VLC. À mon retour, le projet VLC était quasiment mort. L’Open Source était beaucoup moins à la mode et tout le monde voulait créer une startup et lever des millions. Afin de redresser la barre et ranimer l’engouement, j’ai organisé les premiers VideoLAN DevDays. Les deux années suivantes ont été consacrées à remonter une équipe de développeurs motivés. Je me suis également chargé de faire la promotion du modèle Open Source, répondre sur le forum, aux e-mails, faire le support, développer pour Microsoft XP… Mais surtout, j’ai fondé l’association à but non lucratif VideoLAN.

Quelle est la force de VLC ? Comment expliquez-vous son succès ?

La force de VLC réside dans sa simplicité : lire du contenu audio ou vidéo avec VLC. Ça paraît un peu succinct ou naïf comme explication, mais quand on vient à l’expérience utilisateur, c’est pratiquement la seule chose qui compte. Dans les années 2000, avec la quantité de codec différents, lire quoi que ce soit sur un ordinateur relevait de l’exploit. Il fallait télécharger des tas de codecs différents, compatibles ou pas avec le lecteur qu’on avait. C’était juste l’enfer ! Depuis, grâce à VLC, plus besoin de rien d’autre.

Qu’est-ce que VideoLabs ?

En 2012, le développement pour smartphone devenait intenable dans un cadre associatif et de bénévolat. En effet, la somme de travail requise est bien plus élevée que pour un PC. De ce fait, j’ai fondé la société Videolabs afin de rémunérer des développeurs pour continuer le travail sur VLC, x264 et FFmpeg.

J’imagine qu’on peut se demander comment on passe d’un modèle Open Source à une société, mais c’est très cohérent avec mon éthique. À mon sens, les gens brillants devraient œuvrer à faire avancer l’Humanité. Trouver un moyen de verser un salaire aux développeurs qui travaillent sur VLC, c’est faire en sorte que ces personnes, qui sont des experts mondiaux dans leurs domaines, travaillent à repousser les limites de la Tech plutôt qu’à rendre les publicités plus performantes.

Néanmoins, c’est peu évident pour le grand public. Pour lui, VLC, c’est juste le media player avec le cône orange qu’il connait bien. Mais en réalité, autour de VLC, on travaille sur x264 ou ffmpeg. Cela nous amène à des questions bien plus vastes telles que le financement de l’Open Source en général, y compris par les grandes entreprises qui utilisent grandement ces solutions.

Pourquoi avoir rejoint Shadow en 2020 ? Qu’est-ce qui vous a plu dans ce projet ?

On me reproche souvent de dire du mal de la French Tech, ce qui n’est pas le cas. Je dis juste que ce n’est pas vraiment de la Tech. Cela fonctionne très bien et je suis un grand utilisateur d’Alan, Payfit, iBanFirst, Back Market, etc. Mais cela reste de la plateforme web et de la mise en relation. C’est très bien d’un point de vue expérience utilisateur et business model. Néanmoins, ces startups ne me conviennent pas. J’ai accepté le poste de CTO chez Shadow parce qu’il s’agissait d’un projet Tech avec des problématiques liées à la vidéo. Voilà ce qui a retenu mon attention.

Quels étaient les enjeux de Shadow lorsque vous avez intégré l’équipe ? Comment expliquez-vous que Shadow ait rencontré de telles difficultés économiques ?

Quand je suis arrivé, il y avait un impératif décisif de trésorerie. L’argent avait été investi de façon « discutable ». De mauvais contrats avaient été signés, notamment des financements très lourds pour du matériel bien trop cher et pas assez performant. Le management s’était montré impulsif sans s’appuyer sur les commentaires des équipes techniques. D’où le besoin d’un CTO et l’urgence absolue de réaliser une nouvelle levée de fonds.

Mais c’est difficile de conserver la confiance d’investisseurs quand on s’est montré cavalier avec l’argent confié. Et par difficile, je veux dire impossible. Parce qu’on parle de dizaine de millions investis ici. La levée de fonds, si cruciale, pour maintenir la boîte à flots n’a pas aboutie et s’en est suivi le redressement puis la liquidation judiciaire.

Que retenez-vous de votre passage chez Shadow ? Y a-t-il des enseignements à en tirer ?

Shadow était une boîte très intéressante avec de l’innovation au sens strict du terme. C’était aussi un projet porté par des gens passionnés, ce qui est rare dans le monde du travail. D’ailleurs, c’est pour ces raisons que je me suis engagé dans une offre de rachat. Évidement, j’ai été épaulé par Julien Zouein, Etienne de Thoury, Fergus Leleu et Yannis Weinbach puis soutenu par Xavier Niel. Nous refusions de perdre cette dynamique. Sauver cette société nous tenait vraiment à cœur. D’abord pour sa Tech, mais surtout, pour les gens qui la faisaient vivre.

Je pensais très sincèrement que notre offre était meilleure pour les employés. L’histoire nous a appris qu’elle était aussi meilleure pour la Tech. Le pôle R&D de Shadow a été fermé. C’est une page qui se tourne. Il y en aura d’autres, évidemment. Néanmoins, c’est toujours un peu désespérant de voir un chouette projet disparaître pour des raisons peu valables.

Toutefois, je sors grandi de mon passage chez Shadow. J’ai beaucoup appris sur les autres, mais également sur moi-même. Maintenant, je sais que je peux gérer des échelles plus grandes et manager une centaine de développeurs. Et en réalité, cela m’a ouvert un nouvel horizon de considérations. J’ai plein d’idées et de projets.

 

Nos remerciements à Jean-Baptiste Kempf, Président de l’association VideoLAN.
Propos rapportés par l’équipe de manager.one.

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